Professeure de littérature et d’études francophones, Lydie Moudileno s’est installée aux Etats-Unis après des études de lettres à l’Université de Nancy pour faire son doctorat à l’Université de Berkeley sous la direction de Maryse Condé. Elle a ensuite enseigné à l’Université de Pennsylvanie, où elle a également dirigé le Centre d’études africaines. Elle est actuellement Professeure de littérature francophone et comparée à l’Université de Californie du Sud où elle occupe la Chaire Marion Frances Chevalier. Lors d’une conférence organisée par Yolaine Parisot, directrice de l’EUR FRAPP, Lydie Moudileno a évoqué son travail dans le champ de la littérature francophone et les implications, pour sa recherche, d’une posture de ce qu’elle appelle une posture de « funambule ».
Itinéraire transatlantique
Lydie Moudileno explique en partie « son expatriation intellectuelle » aux Etats-Unis par une « double conscience » née de la lecture parallèle d’œuvres du « canon littéraire moderne » étudiées à l’université et celles découvertes par goût personnel : les œuvres historiquement invisibilisées qui témoignent d’une expérience de l’Empire colonial. Elle se plonge ainsi dans la « littérature noire » sans imaginer – nous sommes au début des années 1990, pouvoir transformer ces lectures en objet de recherche scientifique. A la même époque, le champ des études dites ethniques, postcoloniales ou minoritaires émerge aux Etats-Unis, à l’université de Berkeley notamment, où enseigne Maryse Condé. C’est pour se consacrer à l’étude de ces œuvres invisibilisées sous la direction de l’écrivain que Lydie Moudileno s’installe en Californie pour son doctorat.
Elle évoque son parcours comme une oscillation, sur le plan littéraire et institutionnel, entre des espaces hégémoniques et les marges. L’expatriation est vécue comme une expérience de transfert qui produit un sujet nouveau, tiraillé, désorienté, à la faveur d’un enrichissement de la réflexion et de la perspective.
Du défrichage…
Dans les premiers temps, la recherche qu’elle entreprend dans le champ des littératures francophones s’apparente à un véritable travail de défrichage : il s’agit de réunir des œuvres en laissant de côté celles du canon tout en renonçant, à titre provisoire, à toute velléité de produire de la théorie. Cela s’explique, selon Lydie Moudileno citant Barbara Christian, par la matière elle-même : travailler sur des sujets minoritaires consiste d’abord à lire beaucoup et beaucoup d’œuvres qui n’ont pas encore été étudiées ou même évoquées dans le cadre universitaire. C’est tout l’intérêt de cette phase au cours de laquelle l’énergie est tout entière mise dans la lecture, la présentation des auteurs dans leurs contextes et le partage d’une véritable connaissance historique et littéraire.
…. au dialogue avec le « centre » : la posture du funambule
Le travail de consolidation qui en résulte, conjugué au besoin d’entrer en dialogue postcolonial avec le « centre » depuis la marge, conduit Lydie Moudileno à initier, en collaboration avec Etienne Achille, un travail critique qui prolonge les travaux de deux intellectuels français : Roland Barthes et Pierre Nora.
Le premier les inspire par son travail sur les « Mythologies » avec lesquelles ils ouvrent un dialogue en identifiant les signes de la culture populaire du quotidien contemporain porteurs d’une idéologie racialisée. Ils prolongent le travail du second en recensant les lieux de mémoire de l’Empire occultés par Pierre Nora dans son grand œuvre de recensement des lieux de mémoire en France. Lydie Moudileno évoque ainsi la posture du chercheur qui devient funambule, poussé à prendre des risques épistémologiques (mesurés) en se plaçant dans un autre champ disciplinaire, l’histoire en l’occurrence, tout en gardant une perspective de critique littéraire. L’expérience personnelle rejoint l’expérience de la recherche qui se nourrissent mutuellement : la posture du funambule naît aussi de sa trajectoire personnelle transatlantique qui, comme le dit Julia Kristeva, ouvre à l’expérience de soi-même devenir étranger.

À propos de l’auteur de cet article
Murielle Vauthier, doctorante (LIS – UPEC) & Manager de l’EUR FRAPP
Ses recherches portent sur le « pouvoir germinatif » de la fiction transnationale chez Doris Lessing, Edouard Glissant et une sélection d’auteures contemporaines.
Références bibliographiques
Lydie Moudileno, Etienne Achille. Mythologies postcoloniales. Pour une décolonisation du quotidien. Paris : Honoré Champion, 2018.
Lydie Moudileno, Etienne Achille, Charles Fordsick. Postcolonial Realms of memory. Sites and Symbols in Modern France, Liverpool University Press : 2020
Chapitres en open access sur le site de l’éditeur: https://www.liverpooluniversitypress.co.uk/doi/book/10.3828/9781789620665
Lydie Moudileno, Parades Postcoloniales. La Fabrication des identités dans le roman congolais. Paris : Karthala, 2006.
– « Sub-Saharan Africa and the Novel in French », The Cambridge History of the Novel in French, ed. Adam Watt, Cambridge: Cambridge University Press. The Cambridge History of the Novel in French pp. 616-633. 2021
– « Magical Realism, Afrofuturism, and (Afro) Surrealism: The Entanglement of Categories in African Fiction » in The Palgrave Handbook of Magical Realism in the Twenty-First Century (pp. 67-82). Palgrave Macmillan, Cham. 2020
Autres références
Roland Barthes, Mythologies. Paris : Le Seuil, coll. « Point essai », (1957) 2010
Barbra Christian, Black Women Novelists: The Development of a Tradition, 1892–1976 (1980). Westport, Conn. : Greenwood Press, 1980
Maryse Condé, Ségou. Les Murailles de terre. Paris : Pocket, (1984) 2002 – Ségou. La Terre en miette. Paris : Pocket, (1985) 2003
Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, Londres, Verso, 1993
Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes. Paris : Gallimard, coll. « Folio Essais » n°156, 1991
Les lieux de mémoire. Pierre Nora (dir.), 4 volumes. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires ». Publication entre 1984 et 1992.
Lien et ressources
https://dornsife.usc.edu/profile/lydie-moudileno/
Entretien sur Mediapart (accès libre) avec Lydie Moudileno et Etienne Achille :
https://histoirecoloniale.net/etienne-achille-et-lydie-moudileno-pour-une-decolonisation-du-quotidien/
(accès libre)
At Berkeley, documentaire de Frédéric Wiseman (2014), disponible sur différentes plateformes de VOD.